Lors de l’exposition de Lucile Jousmet à la FABRIK galerie éphémère, rue Mercœur, nous avons eu l’occasion de rencontrer la talentueuse Lucile Jousmet. Elle nous raconte son parcours et sa passion pour son métier. Ses influences, ses méthodes, découvrez de quel bois sont faits les designers. Comment ils pensent tous les jours ce que nous aimons regarder.
Parle-nous un peu de ton parcours.
Lucile Jousmet : J’ai commencé à peindre à neuf ans, mes parents m’ont emmenée faire un stage de peinture auprès d’une artiste polonaise et de son mari à Royan, ma ville natale. J’ai quitté son atelier à dix-huit ans. Là-bas, j’ai appris toutes les techniques académiques classiques. En Pologne, le fonctionnement des beaux-arts est un peu différent car on peut les commencer à 12 ans. Ils ont une influence très classique et réaliste.
Au moment où j’ai eu mon bac s’est posée la question des études. J’étais une gamine de 18 ans à qui on demandait ce qu’elle voulait faire de sa vie. Bien sûr, la peinture se posait comme une évidence pour moi, car je la pratiquais depuis l’âge de neuf ans. Mais je ne connaissais que peu le métier de peintre et j’avais peur de tout ce qu’il supposait comme l’insécurité ou le manque d’argent.
J’en ai discuté avec ma professeur de peinture, et lui ai dit que je me dirigerais sûrement vers un BTS finance. Quelque chose de rassurant et que je continuerais à faire de la peinture à côté. À ce moment-là elle m’a mis une claque et m’a dit que c’était hors de question, que je ferais des études d’art. Elle voulait que j’aille aux beaux-arts, mais je voulais des études qui me recadraient et me rassuraient malgré tout. J’ai donc choisi de faire une école de design. Par soucis d’ego je suis allée m’inscrire aux beaux-arts. Mais quand j’ai vu les intitulés des cours et ce que l’on présentait, j’ai vu que ça ne me correspondrait pas.
C’était plus des cours conceptuels, qui allaient définir davantage l’art conceptuel que l’art contemporain dans lequel je me retrouve. Je me suis donc arrêtée là en me disant que le niveau d’études, en fin de compte, c’était plus une question d’ego qu’autre chose. Aujourd’hui, je suis peintre et graphiste freelance.

Comment tu te définis ?
Je me définis en temps que peintre avant tout. Je fais également du design parce que c’est important pour moi de faire les deux, d’avoir les pieds sur terre par moments et être face à une réalité de répondre à des commandes. Mais je me vois peintre avant tout même si je fais un peu de sculpture. Si j’avais un atelier un peu plus grand et un peu plus de moyens, je pense que je pratiquerais plus de techniques mixtes. La tapisserie m’attire beaucoup depuis quelques années et je voudrais faire des grands grands formats. Mais je pense que mon noyau dur, c’est la peinture. Je ne pense pas encore être arrivée au bout de ce médium-là.
Je sculpte quand je sens que j’ai besoin de me recentrer, car le fait de travailler la matière débloque beaucoup de choses chez moi. Si je me sens bloquée au niveau de mes toiles, je sculpte un peu et je me sens libérée au niveau de la lumière, de la perspective et de la vision globale de ma toile. Après une sculpture, tout marche très vite.
Comment qualifierais-tu ton style ?
J’ai un trait très abstrait, car je me sens bien dans ces démarches. Ça va bientôt faire cinq ans que je fais de l’abstrait, car c’est aussi un exercice mental assez prenant et surprenant. Car contrairement à ce que l’on peut penser, on remarque immédiatement quand une toile abstraite est mal construite. Dans une toile figurative, même si une perspective est un peu bancale, qu’il manque une ombre ou qu’une couleur n’est pas de la bonne teinte, on va comprendre l’intention de l’artiste. Alors que dans une toile abstraite, une erreur peut perdre complètement le sens d’une peinture.
Donc je qualifierais avant tout mon travail et mes toiles d’abstraites. Un mot est récemment venu souligner mes productions, celui d’expressionniste. Ce n’est pas moi qui ai posé ce mot sur mon travail, mais en retrouvant des définitions dans des livres d’histoire de l’art je me suis dit qu’il y a peu de chance que je ne sois pas une expressionniste.
Quelles sont tes influences, tes inspirations en terme de peinture ?
Ma créativité, je la tire de l’émotionnel, des relations humaines. Je puise beaucoup dans les émotions qui passent en chaque être humain. C’est quelque chose qui me passionne de savoir que l’on peut tous mettre un mot sur la nostalgie par exemple et en même temps tous la ressentir d’une manière très différente. J’essaye de tirer cette essence-là afin que tout le monde puisse d’une certaine manière s’identifier à mes tableaux. Donc oui les émotions sont une grande source d’inspiration car également mon sujet principal.
Après au niveau des peintres qui ont un certain impact sur moi, je pourrais mentionner Basquiat, Joan Mitchell, Josep Grau-Garriga, Willem de Kooning. Étonnamment, j’adore les monochromes comme ceux de Pierre Soulages. Alors que je ne peux pas m’empêcher de mettre plein de couleurs dans mes toiles. Après dans un style figuration j’adore Edward Hopper, Josh Smith. J’aime aussi beaucoup le surréalisme, les toiles de Dalí me frappent beaucoup. Et comme j’ai un côté très psychanalytique dans ma peinture, cet artiste me parle pas mal.
J’ai également eu comme un électrochoc artistique quand j’ai pour la première fois visité le musée Guggenheim de Venise (la collection personnelle de Peggy). C’était il y a cinq ans et les œuvres exposées m’ont subjuguée. Il y avait tellement de pièces incroyables rassemblées au même endroit.

Quelles techniques et outils affectionnes-tu le plus ?
J’utilise donc beaucoup d’acrylique, car le temps de séchage est relativement rapide par rapport à la peinture à l’huile. Après, j’utilise des techniques différentes. Sur une toile, je peux sans problème associer de l’acrylique, de l’huile, de la gouache. Puis faire quelques retouches à l’aide de craies grasses, ce n’est pas un problème.
J’ai malgré tout gardé les bases de mon enseignement au niveau de ma préparation, de mes couleurs car je ne peins qu’avec mes trois couleurs primaires. Des fois je rajoute quelques bleus et quelque terres de Sienne, mais sinon je reste assez traditionnelle. J’aime utiliser des pigments et des tempera mais ces techniques sont longues et je suis encore trop impatiente. Après au niveau de mes sculptures je travaille l’argile car j’adore le contact avec la terre.
Y a-t-il un sujet en particulier que tu aimes représenter ?
Comme je le disais précédemment, les émotions. Celles qui reviennent régulièrement, qui ne sont presque plus des émotions et s’apparentent davantage à des souvenirs, à de la nostalgie. Par exemple ce que tu ressens quand tu sens une odeur et que tout d’un coup tu te sens transpercé, transporté vers un moment passé. J’appelle ça une émotion. Je me raccroche à ce que ce genre de souvenir va produire en nous, on sent quelque chose qui vient du ventre.
L’exemple le plus classique est l’odeur de la crème solaire. Quand on la sent en hiver, tout d’un coup on se sent aspiré dans nos souvenirs et on sent une chaleur, un bien-être. Tout le monde a son propre ressenti et ses propres images, mais cela reste malgré tout quelque chose que tout le monde comprend et c’est sur cette universalité que j’essaye de travailler.
De plus, les toiles que je produis je les réalise dans le but de les montrer. Dans cette mesure j’essaie d’être la plus objective possible dans ma production pour représenter ces émotions de la manière la plus brute possible, je cherche à ce qu’elles parlent aux spectateurs. J’essaye d’ouvrir la toile au public. Cet aspect de ma démarche me demande beaucoup d’effort, j’essaie de constamment ajuster mes productions.
Certaines toiles m’ont pris plus de 6 mois. Mais dernièrement, j’ai travaillé sur l’affirmation de soi. C’était plus soudain, c’était une toile plus légère. Elle m’a demandé de l’implication bien sûr, mais peut-être un peu moins de réflexion ou de digestion.

Quelle relation entretiens-tu avec la couleur ?
La couleur est clairement la dimension qui me parle le plus dans ma peinture. La couleur suppose un rayonnement énorme, presque une aura. La dernière toile que j’ai faite comporte des couleurs très tranchées. Des couleurs chargées de pigments et quand j’étais proche de ma toile, je sentais qu’elle dégageait une chaleur.

À mes yeux, sans couleur, on ne parle pas de peinture. Même dans les plus beaux monochromes, la couleur prend vie. Dans les tableaux de Pierre Soulages, ses noirs prennent des couleurs absolues. Il y a tellement de couleurs qui rayonnent de la toile, grâce aux reliefs la lumière vient faire vivre la matière.
J’essaye aussi de ne pas utiliser de noir ou en tout cas de le limiter au maximum, même si j’adore le noir. Mais je peux aller assez naturellement vers des choses assez sombres. Au-delà de ça le noir, de par son intensité, a un effet bloquant sur les autres couleurs. Je trouve qu’il est beaucoup plus intéressant de venir travailler et contraster à l’aide d’un outremer qui va donner un volume et une vraie profondeur à la toile. Contrairement au noir qui reste au premier plan. J’ai utilisé du noir dans certaines de mes toiles, son emploi est toujours justifié dès le départ.
Dirais-tu que tes toiles accompagnent les différentes étapes de ta vie ?
C’est indissociable, mes toiles rythment vraiment les différentes étapes de ma vie. En grandissant on découvre des émotions plus complexes, on rencontre des personnes, on s’enrichit. J’ai souvent besoin de prendre du recul afin d’analyser ces nouvelles émotions, je les laisse mûrir, je les expérimente sur papier et je les retranscris dans mes toiles. Alors oui elles évoluent en même temps que moi. Certaines relations ont réellement impacté ma vie et mon analyse. Malgré tout, même si je peins depuis que j’ai neuf ans, je ne suis pas très vieille non plus.
Mon positionnement d’adulte est encore frais. Cette dernière exposition, je la vois comme une page qui se tourne et dans les dernières toiles, j’ai réussi à ouvrir quelque chose. Je dirais que jusqu’à mes huit dernières toiles environ, on pouvait vraiment observer différentes périodes dans mon travail, on pouvait les dater en fonction de ce qu’elles dégageaient.
Par exemple avant, je commençais mes tableaux de manière très sombre, et pour pouvoir les présenter au public je venais rajouter de la couleur par-dessus. Maintenant, c’est le contraire, je commence de manière très colorée et je viens assombrir l’ensemble après, pour me rassurer. J’ai donc observé ce changement durant ces dernières années, cette transformation.
J’ai eu l’impression à un moment d’avoir déversé dans mes toiles tout ce qu’il y avait de sombre en moi, j’ai senti que j’avais donné tout ça et que je pouvais passer à autre chose. Aujourd’hui, je peins des choses beaucoup plus positives, peut-être est-ce le fait d’être passée à l’âge adulte, peut-être est-ce d’avoir plus pratiqué. J’ai également compris que la souffrance pouvait aussi être gardée et utilisée avec parcimonie plutôt que dilapidée. Mais aussi que l’on pouvait être pris au sérieux sans souffrance.

Comment envisages-tu la suite de tes productions ? Envisages-tu un virage ?
Je suis en plein dans le virage en effet. Comme je l’ai mentionné précédemment, je considère cette exposition comme une exposition de clôture en quelque sorte. Jusqu’ici mes toiles étaient assez chargées, je les commence souvent par un croquis pour me repérer. Je peux travailler sur une toile pendant 6 mois, même en y repensant je me dis que c’est beaucoup trop. Je m’arrête de peindre quand je vois que la toile commence à vivre toute seule, qu’elle devient autonome. J’avais pour habitude de traiter un sujet par toile, une émotion, ce qui me laisse quand même moins de liberté. Dans mes prochaines toiles je souhaiterai parler de l’amour paternel et de l’amour maternel. Je parlais tout à l’heure d’un passage à l’âge adulte, ça doit donc paraître un peu étrange.
C’est peut-être un moyen pour moi de couper le cordon. Je vais essayer de travailler ces deux sujets en parallèle, mais toujours de manière distincte. Chaque toile parlera soit de l’amour paternel, soit maternel mais pour que ce travail soit réellement cohérent, j’en travaillerai deux en même temps. J’ai envie de prendre cette émotion et de la diluer sur plusieurs toiles, de fonctionner par séries. Il y a beaucoup de choses positives à exprimer sur ce sujet et beaucoup de chance à ce niveau-là, mes parents sont vraiment géniaux.

J’ai d’ailleurs eu l’idée de travailler sur ce rapport grâce à eux. Je trouve que l’amour maternel et paternel sont deux choses assez différentes. L’amour paternel te construit, il t’enveloppe et te permet de t’épanouir, alors que l’amour maternel est plus biologique, il te construit au sens physique, et intérieur. J’aurai besoin de produire plusieurs toiles, car tout d’abord, j’ai envie de prendre mon temps. Et ensuite il y a plusieurs aspects de ces sentiments que j’aimerais explorer. Je fais un vrai travail de recherche en psychologie et psychanalyse à ce sujet.
Cet été, j’ai été appelée pour faire une résidence en Allemagne, où j’ai réalisé une série de 5 toiles de 140 × 200 et un diptyque de 300 × 200. Mon sujet : l’émotionnel transporté par la forêt. C’est un univers tellement contrasté. La forêt le jour inspire au calme, à la sérénité, alors que la nuit elle est stressante et oppressante. Je trouve aussi que la forêt représente un univers accueillant et hostile à la fois. On peut se promener et s’y sentir bien, mais on ne s’éternise pas. On se retrouve face à notre condition d’humain. La résidence a eu lieu en Allemagne non loin de la forêt noire.
J’avais à ma disposition un grand atelier au bord d’un lac. Cette résidence a duré dix jours et se situe dans une école privée. Plusieurs artistes ont été appelés un peu partout en Europe. Cette résidence serait dans le but d’ouvrir les étudiants à l’art, de voir comment les artistes travaillent. Leur donner la possibilité d’échanger et de travailler à côté d’eux. Le cadre était idyllique pour peindre la forêt avoisinante. Les élèves ont très bien accueilli l’expressionnisme abstrait. Beaucoup sont repartis avec l’envie de peindre, j’en suis fière.

Nous remercions Lucile Jousmet pour l’entrevue qu’elle nous a accordé.
Retrouvez notre interview de Steven Briand sur son dernier court-métrage « Plume » par là.